Je n’avais pas l’âge de discernement en 1976 mais depuis qu’il m’a été raconté l’histoire de ce pont qui a ponctué la crise et la lutte viticole de deux morts, je n’ai jamais pu le franchir, même avec le plaisir d’être sur cette belle nationale 13 qui me menait à Narbonne et bientôt à la mer, sans que mon sang ne se glace.
Comme tous les dimanches suivant le 4 mars de chaque année, il pourrait encore pleuvoir à Montredon/Corbières où il s’agit de se réunir pour commémorer « les événements » du 4 Mars 1976.
La loi de 1905, ayant organisé la séparation de l’Eglise et de l’Etat, a eu notamment pour effet de permettre aux communes de s’approprier les bâtiments de l’Eglise et c’est ainsi, comme chaque année, dans la magnifique église de Montredon / Corbières qui arbore étonnamment sur son fronton la devise Républicaine, que le devoir de mémoire débute.
Pourtant, à l’époque du débat parlementaire, l’Aude n’a pas été un département particulièrement virulent au sujet de la laïcité.
En effet, même durant « la période des inventaires » en 1906, ce débat a été relégué bien après celui concernant « l’état de la crise viticole » qui préoccupait toute la population et qui a fini chez nous en 1907 par voir souffler le vent de la révolte et couler le sang de nos aïeux.
C’est d’abord dans cette église « communale et républicaine » de Montredon/Corbières qu’il est de coutume d’entendre, de la bouche du curé appelant au souvenir, les invitations aux prières auxquelles même les mécréants se laissent aller sans résister lorsqu’elles consistent à souhaiter que nos viticulteurs puissent désormais vivre décemment de leur métier…
C’est ensuite de part et d’autre du triste pont qui symbolise cette lutte qui a conduit à la mort, et probablement orchestré par Jacques Serre qui n’avait que 26 ans au moment des événements dramatiques, qu’une minute de silence sera respectée en hommage non seulement à Emile POUYTES, vigneron tué d’une balle en plein front alors qu’il défendait son travail, sa terre, sa famille, sa vie, son pays d’oc mais encore à Joel LE GOFF, C.R.S. qui est tombé le même jour pour un motif qu’il croyait tout aussi noble, la défense de l’ordre pour protéger la dignité, la justice et la Fraternité Républicaine.
Pourvu que nous ne perdions pas la mémoire et que nous nous donnions la peine et le plaisir de transmettre aux plus jeunes nos plus belles valeurs en empruntant le chemin du partage et de la modernité, je suis convaincu qu’ici, comme dans tout le département, après la pluie viendra le soleil et qu’au fond, nous avons tellement de passé avec nos vignerons, qu’ils soient indépendants ou coopérateurs, que nous ne pouvons avoir avec eux qu’énormément d’avenir.
En ces temps particuliers où les gens ont tendance à se replier sur eux même, nous devons, imprégnés de notre passé, inciter nos enfants à s’engager dans l’avenir avec audace et humanité.
J’ai entendu dire récemment, et j’y souscrit pleinement, que la mémoire permet l’enracinement qui est caractérisé par la transmission et l’émancipation au sens de l’action qui permet de s’affranchir d’un lien ou d’une entrave…
Cela me ramène à ce que j’ai toujours entendu dire et que j’essaye sans me lasser d’expérimenter, c’est qu’on ne peut transmettre que deux choses à un enfant : des racines et des ailes.
Dans l’Aude, terre de viticultures et de luttes, où s’inscrit autour des vieilles pierres un long passé de gloire, de splendeur et de souffrance humaine, nous devons encore nous mobiliser et lutter pour franchir le pont entre le passé et l’avenir et que se réalise le miracle du vin qui doit refaire de l’homme ce qu’il n’aurait jamais du cesser d’être : l’ami de l’homme.